L'enfance est une question
Petite note sur VIE MORT VIE de Chouf et KOUTÉ VWA de Maxime Jean-Baptiste
Depuis un moment, je lis De l’hospitalité (Anne Dufourmantelle invite Jacques Derrida à répondre de) et dans ce texte Derrida dit quelque chose comme : l’Étranger est celui qui pose la Question, et la question est là pour ébranler l’Autorité, le Père. L’enfant est l’Étranger. L’enfant transgresse — nouveau venu, il ne sait pas, il ne connaît pas les codes et remet forcément le monde en question. Et on sait que le point d’interrogation a l’apparence d’une petite faucille, là pour trancher l’illusion structurelle que les adultes fabriquent pour protéger le monde, se protéger eux-même et protéger l’enfant du monde…
Plusieurs faucilles alignées font un enfant.
Dans Kouté Vwa, long-métrage hybride et documentaire de Maxime Jean-Baptiste, Melrick, treize ans, apprend à jouer au tambour et à négocier avec le deuil. Il est en vacances en Guyane où il partage son temps entre les répétitions, les balades à vélo avec ses amis et des moments précieux avec sa grand-mère. Quand il était plus jeune, Melrick a perdu son jeune oncle, Lucas, tué lors d’une rixe. Le film commence sur des images DV, sur le visage et la voix de la sœur du défunt dont les phrases transpirent la sidération. Avec sa volupté bleue qui rappelle les fresques de Kahlil Joseph, Kouté Vwa attrape son personnage à ce point de bascule, quand on sort de l’enfance. Sortir de l’enfance, c’est sortir de la toile de questions qui l’enveloppe. C’est enfin avoir des réponses.
Ou pas. J’ai fini de lire Vie Mort Vie de Chouf. Et cela me frappe tant ; on pourrait s’adonner à un exercice ludique qui serait de résumer ce livre en faisant l’inventaire de toutes les questions que se pose le personnage principal. Cette forme interrogative qui déborde des paragraphes, c’est la forme même de l’enfance. Tin, le personnage principal du livre, se/pose beaucoup de questions. Elle lance des questions au monde qui ne lui renvoie que le silence et le vide, que les murmures et les euphémismes. Tin alors écrit de la poésie.
Dans Kouté Vwa, il y a une scène qui sort le personnage de l’enfance. Une longue discussion dans une voiture entre une grand-mère et son petit-fils qui posent des questions à voix haute. On dirait que la route s’étend au fur et à mesure du dialogue comme si le béton comprenait la teneur dramatique du moment qui se vit là. Un garçon pose des questions. Une grand-mère patiente, endeuillée, qui ne cache pas ses passions tristes, et qui prend le temps de répondre calmement, à la hauteur d’une vérité qui blesse, injuste.
J’ai un faible pour les récits d’enfants livrés à eux-mêmes. Mathilda, Oliver Twist, Tin maintenant qui entre dans le panthéon, ces enfants qui apprennent à se construire sans guide et sans mode d’emploi, les vagabonds qui apprennent le langage à partir du silence et des bégaiements. Les enfants seuls pour reprendre le titre d’un chapitre de VMV. Ils peuplent aussi mes écrits. Mais cette scène de Kouté Vwa, la tendresse de la main tendue de cette vieille femme qui articule sa sagesse avec humour et une colère souterraine m’a donné envie de voir plus de récits et d’images d’enfants portés, pris en charge, accueillis, bordés par la vérité énoncé avec douceur, éduqués à articuler les pierres qui pèsent dans la gorge, portés, oui. Soutenus quand ils tâtonnent dans le noir à la recherche de repères et de certitudes. Soutenus, voilà.
VIE MORT VIE – Chouf (Ed. Tumulte)
Kouté Vwa – Maxime Jean-Baptiste (2025)
On sera à la Régulière (Paris 18ème) avec Chouf le 16 octobre à 19h pour papoter de son immense bouquin, venez !



